· 

Une ambassadrice d'exception pour Haïti

Entretien avec Magalie Noël Dresse

Magalie Noël Dresse, directrice ultradynamique du plus grand atelier d’artisanat de l’île d’Haïti, Caribbean Craft, est aussi à l’origine des initiatives les plus importantes d’exportation de créations design et artisanales haïtiennes. Designer à l’intarissable inspiration, femme d’affaires aguerrie, féministe décomplexée et Haïtienne ambitieuse pour son île, elle est une ambassadrice acharnée des créateurs d’Haïti. 

 

Au mois d’août 2019, j’ai eu le grand plaisir d’interviewer Magalie sur son parcours professionnel et ses projets. C’est une Port-au-Princienne volontaire, audacieuse et résolument optimiste qui a répondu à mes questions. Deux ans plus tard, l'actualité haïtienne n'est plus tout à fait la même qu'au moment de cet entretien. Mais les réflexions livrées ici par Magalie restent importantes pour comprendre les contraintes et les ambitions de l'entrepreneuriat social haïtien.

 

Photos : ©Caribbean Craft.

Toujours plus haut

A la question « Qui es-tu, Magalie ? » que je lui pose en guise d’introduction, Magalie répond en faisant d’emblée référence à son rapport à la création : « Je suis ingénieure de formation. J'ai fait le génie industriel. Mais je me suis toujours intéressée au secteur de l'artisanat. Lorsque j'étais au Collège Saint-Francois d'Assise, à Port-au-Prince, il y avait près de mon école un petit atelier d’artisans qui fabriquaient des objets en bois. Vers 13-14 ans, je vendais des objets design que je trouvais intéressants à mes amies américaines, j’observais leurs réactions, et je ramenais l'argent aux artisans. Je n'imaginais pas à l’époque qu’adulte, je ferais de l’exportation d’artisanat !

 

Au début, je voulais être architecte et faire la décoration d’intérieur. Mais mes parents, très traditionnels, m’ont dit : ‘’Ecoute, tu ne connais personne, il faut que tu fasses quelque chose qui te fasse vivre…’’ D’où mon choix de devenir ingénieure industrielle. Ces études m’ont permis de comprendre les systèmes de production et différentes notions qui me sont très utiles aujourd’hui dans mon travail. Une fois mon diplôme obtenu, je suis partie aux Etats-Unis faire une maîtrise en Marketing. J’ai ensuite travaillé pour une compagnie américaine qui faisait du développement de softwares et m’a proposé de devenir responsable de sa succursale en Égypte. 

 

J’avais 21 ans, j’ai hésité. Puis Joël m’a dit : ‘’Oh ! Je croyais que tu reviendrais en Haïti, qu’on se marierait…’’. Ça a radicalement changé le cours de ma vie ! Je suis rentrée en Haïti, nous nous sommes mariés, je me suis retrouvée à diriger avec Joël et ses parents leur entreprise familiale, la Drexco, qui faisait de l'artisanat pour la région des Caraïbes… »

 

La Drexco travaillait avec deux grands distributeurs qui lui achetaient ses produits pour les revendre sur le marché des USA et des Caraïbes. Si la Drexo était devenue, dans les années 1990, le premier fournisseur d’artisanat des Caraïbes, Magalie comprend vite que le business model de l’atelier n’est pas idéal ; les marges sont faibles et l’atelier a à peine de quoi payer ses artisans. 

 

« Alors, on s'est dit qu'il fallait revoir notre approche, aller directement vers les clients, sans intermédiaires… C’est comme cela qu’en 2002, nous avons commencé à faire les foires internationales pour voir comment ça se passait, à monter des budgets, étudier le marché, voir comment nous organiser au niveau de la logistique et de la distribution… Nous avons fait ça pendant 2 ans, nous avons pris un showroom permanent à Atlanta ; nous sommes allés à la foire de New York (NY NOW). Là, nous avons décroché un partenariat extrêmement important pour Haïti, avec la maison Anthropologie.

 

Anthropologie est une chaîne de magasins qui existent à travers les États Unis et le Canada, et qui a aussi une présence importante en ligne. On y trouve beaucoup d'accessoires et d’objets de décoration. Anthropologie n’avait jamais travaillé avec Haïti ! Pour commencer, elle nous a commandé quatre éléments : le zèbre, la girafe, l'éléphant et la gazelle. Et c'est une collection que la chaîne a conservée pendant plus de 3 ans, sans jamais la retirer de ses rayons ! Or, en général, la durée de vie des produits dans ces boutiques-là, est de 12 à 18 mois… »

 

L’émotion de Magalie est palpable. Je la sais fière du travail de ses artisans, car Caribbean Craft, c’est toute une équipe d’artisans spécialisés dans différents domaines (travail du fer, papier mâché, bois, taille de la pierre, etc.), une magnifique organisation logistique dans un contexte particulièrement mouvant (Haïti est un pays où rien n’est stable) et une détermination sans faille de la direction de faire connaître le fait-main en Haïti, et le vendre au juste prix.

 

« Pour le moment, poursuit-elle, nous sommes en train de recommencer à travailler avec Anthropologie. Ils viennent de nous relancer lors de la foire de New York. Des partenaires comme ça sont particulièrement importants, parce qu’ils nous passent de nouvelles commandes à chacune de nos rencontres. Donc, il y a une certaine constance au niveau des commandes, nos créations rentrent dans tous leurs magasins, sur leurs rayons, dans leurs salons… Cela représente d'énormes volumes de ventes pour nous ! »

 

« LE DEVELOPPEMENT D’HAÏTI PASSERA PAR L’ENTREPRENEURIAT SOCIAL. »

Caribbean Craft développe avec et pour ses clients des lignes pour lesquelles ils ont l'exclusivité, d’où l’existence d’une part de catalogues exclusifs, réalisés en partenariat avec des designers de certaines marques et réservés à ces marques partenaires, et d’autre part d’un catalogue tout public. L’atelier s’est développé de manière telle qu’il est capable de produire de gros volumes pour différentes marques. » 

 

Magalie m’explique son approche en affaires : « Ma démarche est axée sur le marché. Je vais voir sur place, comprendre le marché et proposer des produits adaptés au marché plutôt que de faire l’inverse et développer des trucs qui n'iront nulle part. Parce que, très souvent, les artisans développent pas mal de choses, mais qui ne sont ni tendance, ni demandés. Moi, je tâte le marché et je sers de pont entre le marché international et la capacité de production haïtienne. Ensemble, nous voyons quels sont les différents partenaires qui peuvent nous rejoindre dans cette dynamique. »

 

Pragmatique, la cheffe d’entreprise mise autant sur le haut-de-gamme qui donne plus de poids à Caribbean Craft, que sur le milieu-de-gamme qui, lui, permet une régularité des commandes et une augmentation progressive du nombre d’artisans qu’elle emploie. « Mon but n’est pas de faire un profit énorme, confie-t-elle, mais surtout de contribuer à pallier le manque d'emploi en Haïti. » Magalie enrage de constater que dans son pays tant de personnes à la fois talentueuses et désireuses de travailler se retrouvent au chômage, dans des situations de grande précarité.

 

« C’est ça ma vocation, ce que je me suis donnée comme mission : comment est-ce que, moi, en tant qu’Haïtienne, je peux contribuer à certains changements, non seulement en termes de perception du pays (celle des Haïtiens eux-mêmes et celle de l’étranger), mais aussi en termes de création d’emplois, et pour faire rentrer des devises dans le pays.

 

En Haïti, poursuit-elle convaincue, le développement ne passera que par l'entrepreneuriat social. C'est pour ça aussi que je m’intéresse au sujet, et que j'ai récemment suivi un cours au Canada, en entreprenariat social. La raison d’être d'une entreprise ne peut plus être comme avant : uniquement le profit pour les employeurs. Ce doit être le développement durable d’une communauté vivant de cette activité. Nous connaissons les difficultés actuelles chez nous notamment parce qu’il n'y a pas eu d'entreprenariat social. Très longtemps, Haïti n’a eu que des entrepreneurs égocentrés, vivant dans leur bulle comme si le reste n'existait pas. En fin de compte, ils ont contribué à la situation actuelle du pays, autant que nos politiciens. »

 

- As-tu l’impression que l’entrepreneuriat social se développe déjà bien en Haïti ? 

 

- Cette forme d’entrepreneuriat se développe au niveau d'une certaine 

couche de la société. Je ne peux pas me prononcer pour le petit groupe de propriétaires d'entreprises traditionnelles haïtiennes. C’est un concept qu’ils auront probablement du mal à accepter. Mais je pense que les nouvelles générations comprennent ce concept et seront obligées de tenir compte de ce mouvement mondial. En Haïti comme ailleurs ça demande un changement des mentalités donc ce sera long. Chez nous, les patriarches qui tiennent encore les rênes de leurs compagnies ne vont pas céder facilement. Mais, ils vont devoir suivre, parce que l'entrepreneuriat joue désormais un rôle central dans le développement d’un pays. On ne croit plus dans les fondations, les ONG ou les entrepreneurs qui ne pensent qu’à leur profit. 

 

En Haïti, le changement prendra sans doute plus de temps qu’ailleurs parce que c'est encore un problème d'éducation, et pas uniquement de la classe défavorisée. Même les plus riches de ce pays sont bornés ! Enfin, ça prendra le temps qu'il faudra, et il faut des exemples à succès. »

 

Un exemple à succès, Magalie entend bien en être un. Gérer Caribbean Craft de manière vertueuse, comme elle le fait depuis de nombreuses années, est certes une grande fierté, mais cette femme d’affaires à la fois profondément réaliste et ambitieuse met aussi un point d’honneur à mettre ses efforts en communs avec d’autres pour faire progresser l’économie et l’image d’Haïti. Elle rêve d’un succès collectif. 

 

« QUAND TU MENES UN BATEAU, IL FAUT ACCEPTER QU’ON T’APPELLE CAPITAINE »

- Récemment, Caribbean Craft organisait une foire artisanale rassemblant des artisans de tout le pays ; je vois que de plus en plus, tu te fais l'ambassadrice des artisans haïtiens vis à vis de l'extérieur. Peux-tu nous en dire plus ? 

 

- Dans notre secteur, Caribbean Craft est perçue comme point d'ancrage, parce que nous rendons beaucoup service aux différents acteurs du secteur artisanal. Organiser cette foire-là, c'est un plus. Mais nous faisons aussi les expéditions pour les groupes d'artisans qui n’ont pas les moyens de le faire, avec nos containers. Ça réduit les coûts de logistique et ça rend nos prix à tous plus compétitifs. Nous partageons aussi beaucoup d'informations. Nous cherchons à joindre nos efforts à ceux de partenaires sérieux et de bonne volonté. Par exemple, je viens de contacter Haiti Design Co pour lui proposer de travailler avec nous dans certaines îles des Caraïbes. Plus nous serons d’entreprises sérieuses à nous rassembler, plus nous aurons de la variété à offrir et plus nous serons capables de décrocher des commandes. Ensemble on a plus de poids. En 2023, le marché du handmade va atteindre plus de 900 milliards de dollars Quelle sera la part d’Haïti ? Il faut que le secteur se mette d'accord et s’organise. »

 

Comme je la taquine sur le titre d’ambassadrice, Magalie me répond qu’elle n’aime pas trop les titres. « Mais un jour quelqu'un m'a dit : ‘’Magalie, quand tu mènes un bateau, il faut bien accepter qu'on t'appelle capitaine’’ ; Caribbean Craft joue un rôle primordial, vu notre expérience, notre carnet d’adresses, notre présence sur le marché, et ce qu'on a pu construire aussi comme réputation dans le secteur de l'artisanat haïtien. Alors oui, j’assume d’être une ambassadrice. »

 

Marie-Lou Nazaire

Écrire commentaire

Commentaires: 0